Jules Charles Rozier (1821-1882), artiste peintre en retraite à Médan (deuxième partie)
La mémoire de Villennes·Lundi 21 octobre 2019·Temps de lecture estimé : 16 minutesPublic

L’enquête sur la vie et l’œuvre du peintre paysagiste

Une recherche sur Internet nous montre l’étendue de sa production : les divers sites de ventes aux enchères d’œuvres d’art recensent plus d’une centaine de tableaux. Toutefois, très peu d’informations biographiques sont disponibles.
La neige à Médan
Une notice bibliographique du catalogue de la Bibliothèque nationale de France nous confirme la présence de Jules Rozier à Médan vers 1877, l’année où il a exposé au Salon une eau forte, simplement intitulée Médan. Nous y trouvons les noms du graveur, Alfred Talée, et de l’éditeur, Alfred Cadart. La référence au périodique L’Artiste, journal de la littérature et des beaux-arts, nous permet de poursuivre la recherche dans la bibliothèque numérique Gallica.
Après le survol des 217 premières pages du second volume de l’année 1877, le sommaire du 1er juillet nous précise, sous le titre “Gravures”, la saison représentée sur cette eau forte :
Malheureusement, les gravures de ce magazine n’ont pas été numérisées. Devons-nous aller sur le site Richelieu de la BnF pour voir l’estampe ou en acheter une reproduction via Internet ? Le terme “enneigement” de la notice nous précise, toutefois, qu’elle représente un paysage sous la neige. Les gravures n’étant pas des œuvres uniques, nous pouvons en acquérir un exemplaire dans des galeries, même sur leur site Internet. Ainsi avons-nous trouvé une photo de la gravure à l’eau forte de 1877, intitulée Paysage d’hiver - Médan, où le château est bien reconnaissable.
Le tableau Le village de Médan sous la neige qui a, vraisemblablement, été à l’origine de la gravure (ou l’inverse) a été vendu, ces dernières années, à Drouot ; cette huile sur toile est datée "1er Xbre 1875" (1/12/1875).
ll nous fallait continuer les recherches dans cette bibliothèque numérique. afin de trouver des témoignages des contemporains de l’artiste, si possible de membres de sa famille.
Un catalogue posthume
Après le décès de Jules Rozier, son épouse a vendu, aux enchères à l’Hôtel Drouot, en mai 1883, les peintures et les dessins qu’elle possédait, dont ceux qu’il avait réalisés.
Avant la description des œuvres en vente, un texte présente l’artiste disparu :
JULES ROZIER
Hier, à midi, j'avais fini mes quatre heures de Salon. J'étais rentré au logis, un peu fourbu, saturé de peinture, résolu à me retremper par quelques heures de japonisme solitaires et silencieuses, avant de reprendre mon collier de critique.
Un jeune homme, en deuil, au visage timide et troublé, se présente et me tend une lettre de Nadar.
Nadar, qui prend avec indifférence beaucoup de choses de la vie, est un impétueux dès qu'il s'agit d'un service à rendre. Il me présentait, dans son billet ému et bref, le fils de Jules Rozier, son vieil ami, me signalait la vente prochaine de ce qu'a laissé en mourant, infirme, découragé et pauvre, le brillant et fin paysagiste, et me demandait de rédiger la notice en tête du catalogue.
On n'a jamais résisté à Nadar. Je m'apprêtai à prendre quelques notes documentaires, lorsque le fils de Jules Rozier me tendit « un papier où je rencontrerais, me dit-il, les renseignements qui me faisaient défaut ».
J'ai lu « ce papier ». Il n'y a rien à y changer. Je l'envoie tel quel à l'imprimerie. Il résume avec tact, avec mesure et avec une sensibilité communicative, tout ce qu'il importe de savoir sur le maître et sur l'homme. A tous les Salons, nous avons tous eu sous la plume un mot aimable pour ces paysages, ces vues des bords de la Seine empreints de cette familiarité, de cette bonne santé dans les lignes, la coloration et les caprices, qui rendent incomparable le grand bassin normand. L'esprit et le caractère de Jules Rozier vont réapparaître en résumé dans les esquisses et les toiles de cette vente, que je remercie Nadar de m'avoir apprise, au nom de tous les délicats.
PH. BURTY.
8 mai 1883.
« En plaçant ces quelques pages en tête du catalogue des œuvres de Jules Rozier qui vont être mises en vente, nous n'avons pas l'intention de répéter ce que d'autres ont dit ailleurs. Il nous semble que la peinture de cet artiste, si naïvement cherchée, si simple dans ses moyens, est de celles qui se comprennent aisément. Une voix autorisée a baptisé Jules Rozier sur sa tombe : « le Lantara du xixe siècle ».
« Jules-Charles Rozier, né à Paris, le 14 novembre 1821, fut entraîné de bonne heure par son goût pour la peinture. Il entra tout jeune dans l'atelier de Bertin, qu'il ne quitta qu'au bout d'un certain temps, pour prendre les conseils de Paul Delaroche.
« Désireux de mettre alors à profit le résultat de ses premières études, le jeune artiste entreprit, pendant l'été de 1838, un voyage dans les Vosges, et au Salon de l'année suivante il débuta par un tableau : Souvenir des Vosges, qui eut un certain retentissement et commença sa réputation.
« Encouragé par cet heureux début, il poursuivit ses études, visita les bords du Rhône et le midi de la France, rapportant de chacun de ses voyages un grand nombre de toiles, dont plusieurs figurèrent aux Salons.
« Vers 1845 un revirement complet se produisit en lui. Cessant d'envoyer aux Expositions, il consacra tous ses efforts à étendre le cercle de ses connaissances, et se mit avec ardeur à étudier les sciences dans les divers rapports qu'elles peuvent avoir avec l'Art.
« Sans faiblesse, sans découragement, plein de foi dans l'avenir, pendant une période de dix années il ne cessa de poursuivre solitairement son œuvre, persuadé que la vie d'un artiste n'est qu'une laborieuse incubation de choses qui doivent éclore à de certains moments d'élection. Ces heureux moments vinrent pour lui ; et, depuis le Salon de 1859 jusqu'à sa mort, on peut dire qu'ils ne le quittèrent plus. Pendant cet espace de vingt-trois ans la critique d'art eut bien souvent à rendre compte des pages charmantes que Jules Rozier exposait chaque année : les Bords de la Seine à Rolleboise, l'Entrée du village de Lommaye, la Mare Palud, exposées au Salon de 1861, et bien d'autres. Nous ne les rappelons ici que pour mémoire.
« Le Salon de 1863 fut un des plus brillants pour lui : le tableau : Un Marais aux environs de L'Ile-Adam, lui valut une mention honorable, seule récompense qu'il dût obtenir à Paris. L'artiste recueillit alors une ample moisson d'encouragements qui jeta dans son âme un rayon d'espérance.
« De cette époque posthume datent les plus anciennes peintures de sa vente, parmi lesquelles nous citerons le Marais de Deauville au soleil couchant, esquisse faite pour le tableau exposé au Salon de 1865 ; Étude d'arbres au soleil couché, sur les falaises de Trouville; toiles vigoureusement peintes, enveloppées dans le charme du jour crépusculaire. En suivant l'ordre indiqué par les temps nous citerons encore, mais comme étant d'une époque un peu plus rapprochée, une série de grandes et fortes études d'une allure magistrale ; ce sont : le Printemps, le Soir à l'île Maraude, Chêne au bord d'un étang, toutes choses desquelles il sort un véritable parfum de nature, exécutées avec entrain, cherchées et étudiées avec amour. Plus tard encore, du cœur de cette vallée de la Seine, objet de la constante prédilection de l'artiste, un autre ordre d'études et de recherches est appelé à sortir. Du village de Médan, lieu habituel de sa retraite et centre de ses rayonnements, surgissent d'autres notes délicates : le Verger en fleurs, l'Arbre mort, les Champs en mai, petits poèmes pleins de rêveries, parfumés de senteurs printanières, derniers échos de la jeunesse.
« Quatre-vingt-dix tableaux, études ou dessins de Jules Rozier sont réunis ici pour la dernière fois. Ils sont là comme des feuillets arrachés de l'album de sa vie, et qu'un coup de vent va bientôt disperser. Toutes les qualités qu'il a le plus recherchées s'y rencontrent. Horizons lointains ou bords de rivières, grèves perdues dans la brume, terrains étincelant sous le soleil, verdoyantes prairies ou bocages normands. Nous retrouvons toujours, sous des ciels limpides, transparents et profonds, le même aspect de vérité, la même finesse de ton, le même sentiment poétique de la nature.
« Mais déjà pointent à l'horizon le cortège des amertumes de la dernière heure. Ce fut en 1877 que le pauvre artiste ressentit pour la première fois les atteintes du mal terrible qui devait l'emporter six ans après. Un petit voyage en bateau fait pendant l'automne de cette néfaste année vint ranimer un instant sa santé chancelante. Plusieurs études sont là pour en conserver le souvenir.
« En 1878, il passe trois mois à Granville et sur les côtes normandes dans une étroite intimité avec le ciel et la mer. Là, une voie nouvelle paraît s'ouvrir encore devant lui. On peut dire que l'artiste ne fut jamais mieux inspiré ni plus maître de son instrument qu'à cette dernière étape de sa vie, et la plupart des études faites dans ce voyage sont encore là pour confirmer la vérité de ce que nous avançons. Ce furent les derniers moments heureux de son existence.
« La paralysie devait bientôt venir le frapper.
« A partir de ce moment et pendant les quelques années qui lui restent encore à vivre, les doux rêves printaniers, les gracieuses visions d'autrefois ont disparu sans retour, et son pinceau ne doit plus se plaire que sous des ciels brumeux, au milieu des grèves austères et des rocs dénudés de l'archipel normand. Paralysé du côté droit, succombant sous le poids de la douleur, condamné fatalement à l'inaction, Jules Rozier se met résolument à peindre de la main gauche, montrant par cet effort ce que peuvent le courage et la volonté dans une âme bien trempée.
« C'est dans cette triste disposition de l'esprit et du corps que, depuis 1878, on le voyait apparaître chaque année au Salon. Au commencement de 1882 il terminait son dernier tableau : le Matin à l'île Chausey, toile empreinte d'un sentiment de douce et lumineuse mélancolie. Cette toile exposée fut achetée par l'État, et se voit actuellement au musée de Saint-Lô. L'esquisse fait partie de la vente ; elle en est une des plus fines et des plus jolies. Le 23 septembre suivant Jules Rozier mourait à Versailles.
« Qu'il nous soit permis d'ajouter encore quelques mots. Venu à la suite du mouvement romantique de 1830, Jules Rozier appartenait par son âge et par la nature de son talent à cette pléiade de paysagistes français qui restera toujours l'honneur et la gloire de notre école moderne. S'il est vrai qu'il ne tienne pas au milieu d'eux une des premières positions, il vient prendre rang immédiatement à la suite de ceux qui les occupent, et l'avenir lui réservera certainement une place définitive et incontestée parmi nos bons peintres de paysages.
« Ceux pour qui les succès officiels sont la seule consécration du talent, s'étonneront et regretteront sans doute que Jules Rozier n'ait pas vu son mérite et ses efforts récompensés dans ce sens. Mais pour lui il en était autrement. Tempérament de rêveur et de poète, il ne fut jamais qu'un contemplatif, et si la nature avait été prodigue envers lui de tous les dons qui concourent à former un artiste, elle lui avait refusé ceux qui font aimer la bataille et rechercher les luttes ardentes de la vie. Peut-être souffrit-il à de certaines heures, car l'injustice afflige toujours les âmes délicates ; mais il est certain que, plutôt que d'aller mendier les suffrages, il préféra se retirer loin du monde, au milieu du calme des champs.
« Quoi qu'il en soit, il eut son heure de réputation et de faveur auprès du public, et son œuvre considérable s'est trouvée répandue un peu au courant de sa vie et au hasard des circonstances, faisant connaître son nom et son talent aux délicats. Aujourd'hui un grand nombre de ses tableaux figurent avec honneur dans nos musées de province. D'autres sont accrochés dans des collections particulières, à côté des meilleurs maîtres ; et nous avons la certitude que les quatre-vingt-dix tableaux, études ou dessins, recueillis dans son atelier et qui composent sa vente, seront favorablement accueillis par le public. »
Nous trouvons, dans ce texte, la mention de trois autres tableaux peints à Médan, "lieu habituel de sa retraite et centre de ses rayonnements" : Le Verger en fleurs, L'Arbre mort, Les Champs en mai. Le catalogue nous fait connaître d’autres tableaux et des études réalisés à Médan et dans les environs : Une rue de Médan , effet d’hiver (1875) ; Rue de Neauphle, à Médan ; effet de neige (1875) ; Chemin de Marsinval, à Médan ; effet de matin ; Les Creux-Chemins à Médan (1880) ; Les Fonds de Villennes (Seine-et-Oise) (1880) ; Berge de la Seine à Triel (Seine-et-Oise), effet de matin (1872) ; Lever de lune à l’ïle de Vaux, près Meulan (1874) ; Pommiers et poiriers en fleurs sur le chemin de Marsinval près Médan ; Entrée de carrière à Vernouillet (Seine-et-Oise).
Des dessins et des aquarelles faisaient également partie des œuvres en vente, notamment les suivants : Le Village de Médan (Seine-et-Oise) ; un jour de neige (dessin à plusieurs crayons, rehaussé d'aquarelle, ayant servi d'étude pour le tableau de l'Exposition de 1877) ; Un chemin à Médan (sanguine).

Autres informations biographiques

Les recherches dans la presse de l’époque de Jules Rozier ont apporté des compléments intéressants, publiés lors de son décès puis à l’occasion de la vente de ses œuvres.
Présentation de l’exposition
Cette exposition avait été annoncée ainsi par le quotidien Le Gaulois :
Dans le siècle où nous vivons, nous disait il y a peu de jours un homme qui connaît la société, les timides ont tort. Combien cette appréciation serait juste si nous avions à chercher le motif de l'infortune de feu Jules Rozier, le paysagiste bien connu, qui est mort à Versailles le 23 septembre 1882, et dont les dernières œuvres et les études vont être exposées aujourd'hui, salle 2, pour être vendues demain. Eh oui, le seul défaut du sympathique artiste était d'être trop timide pour se faufiler dans aucune coterie et trop fier pour solliciter, non seulement un appui, une protection, mais même un de ces honneurs qui ne s'accordent, hélas que sur la demande de celui qui veut l'obtenir.
Aussi Jules Rozier, qui commença à exposer au Salon en 1839, un Souvenir des Vosges, n'a-t-il jamais obtenu qu'en 1863 une mention honorable pour son remarquable tableau : Un marais aux environs de l’Isle-Adam. Malgré l'indifférence de l'administration, les œuvres du peintre furent appréciées par de nombreux amateurs. Ses paysages, qui témoignent tous d'une étude consciencieuse et qui sont bien empreints de poésie, ont pris place dans des centaines de collections. Ses toiles, relativement à celles de ses contemporains les plus estimés, ont une bien plus grande valeur que celle que nous leur avons attribuée jusqu'à présent. Nous sommes convaincus qu'avant peu il se produira une véritable hausse sur le nom de Jules Rozier.
Pourquoi faut-il que ce dernier honneur, si souvent réservé aux œuvres du peintre après sa mort, ne soit pas venu adoucir les derniers moments de l'infortuné paysagiste ? On ignore généralement dans quelle douloureuse situation Jules Rozier finit ses jours. Vers la fin de 1878, après un séjour de trois mois environ à Granville, il fut frappé de paralysie ; c'est à peine s'il pouvait encore se servir un peu du bras gauche, Mais Jules Rozier n'était pas riche, hélas ! et, forcé par les circonstances, il se mit bravement à peindre de la main gauche.
Son dernier tableau, envoyé au Salon de 1882 : le Matin à l’île Chaussey, empreint d'une douce et lumineuse mélancolie, fut acheté par l'Etat. Il a été offert au Musée de Saint-Lô. [...]
Nécrologies
Plusieurs journaux et magazines avaient publié des précisions, après le décès de
Jules Rozier :
  • Courrier de l’art, chronique hebdomadaire des ateliers, des musées, des expositions, des ventes publiques
Un paysagiste de quelque talent, JULES ROZIER, vient de mourir à Versailles. Il avait été des amis de Murger, Champfleury, Schaunard, au temps de la vie de bohème. La plupart des musées de province. possèdent des tableaux de Rozier, toiles vivement et spirituellement enlevées. Un grand nombre d'artistes l’accompagnaient à sa dernière demeure. Rozier habitait Versailles.
  • L’Intransigeant
Nous apprenons avec regret la mort du paysagiste Jules Rozier, dont la personne et le talent sympathiques étaient justement aimés et appréciés de tous. Retiré à Versailles depuis de longues années, il y a succombé ces jours derniers aux suites d’une hémorragie cérébrale, dans sa soixante et unième année. Peintre des vergers en fleurs et des bords de rivières, c’est aux rives de la Seine et à celles de l’Oise qu’il empruntait ses plus douces impressions d’artiste et le thème de ses plus jolies compositions. Les amateurs délicats se souviendront longtemps des pages charmantes et pleines de vérité sorties de son pinceau, où s’allient à la fois le charme de la couleur, la finesse du ton, et le sentiment poétique de la nature, qualités qui forment pour ainsi dire la caractéristique de son talent. Ses obsèques ont eu lieu à Versailles avec le concours d'un grand nombre d’artistes et d’amis. Sur le bord de la tombe et comme dernier adieu, le miniaturiste Cournerie, le sympathique émule de Hall, a, par quelques paroles émues, résumé le talent de son vieux camarade qu’il a appelé, non sans justesse, le Lantara du XIXe siècle. [Simon-Mathurin Lantara (1729-1778), peintre paysagiste, décédé quarante ans avant le développement de la peinture de plein air, s’était vu attribuer le rôle de précurseur de l’Ecole de Barbizon.]
Nous savons maintenant, que Jules Rozier, malgré sa timidité, était très apprécié par ses contemporains qui le considéraient comme un brillant et fin paysagiste mais qu’il est décédé dans le dénuement après qu’il ait été atteint, six ans plus tôt, par une maladie qui l’avait, à moitié, paralysé. La vallée de la Seine était pour lui un "objet de la constante prédilection".
Où se trouvait sa maison médanaise ? La réponse se trouve dans la troisième partie de cet article.
Michel Kohn