L’enquête sur l’histoire du manoir abandonné, près de la rive de la Seine, au Mesnil-le-Roi
Michel Kohn·Dimanche 30 avril 2017·Temps de lecture estimé : 8 minutesPublic

A lire après l’article Nouvelle découverte dominicale,
en VTT : un ancien manoir abandonné et redécoré de graffs, début d’une enquête historique
!

Dès que je suis rentré chez moi, j’ai commencé les recherches sur Internet. J’ai trouvé plusieurs belles photographies et deux vidéos, assez mal réalisées.
Un article de 78actu (1) “Urbex : tour d’horizon des lieux abandonnés des Yvelines” m’a donné, rapidement, les premières réponses. Alors que le terme “exploration urbaine” ne corresponde pas à ce lieu isolé dans des bois, ce document donne des réponses aux questions posées, apportées les adeptes de ce loisir, en précisant l’usage actuel du manoir : “Aujourd’hui, la villa Sapene, surnommée le bordel allemand par les explorateurs urbains, est devenue le terrain de jeu des amateurs d’airsoft [ jeu utilisant des répliques d'armes à feu propulsant des billes en plastique ]. Le bâtiment, recouvert de tags, sert également de lieu de tournages à des clips et des courts-métrages. Des rave parties y sont aussi organisées régulièrement.

Un bordel de la Wehrmacht, pendant la Deuxième Guerre mondiale

Nous pouvons lire : “ Pendant la Seconde Guerre, la grande bâtisse a été réquisitionnée et fortifiée par l’armée allemande. À la Libération, les lieux ont été pillés et saccagés. [...] La villa aurait servi de lieu de villégiature et de maison close aux officiers de la Wehrmacht. Ils y accédaient par la Seine. Dans ce qui était la cour, on trouve des restes d’une piscine.”

Un manoir construit pour le directeur du journal Le Matin

L’article donne, également, quelques informations sur le propriétaire : “M. Sapene, directeur du journal Le Matin l’avait fait bâtir dans les années 20.” Il me fallait en savoir plus sur ce patron de presse, qui s’est révélé être nommé Jean Sapène.
Un blog (2) sur ce quotidien, qui a été l’un des quatre plus importants dans les années 1910 et 1920, précise qu’en 1912 Jean Sapène en était le directeur commercial et nous le montre, à son bureau.
Cette information ne m’a pas satisfait. Devenant le directeur général du journal, il a pu avoir les ressources pour posséder une résidence de villégiature sur une rive de la Seine mais le profil de cet homme rondouillard, à moustache, le destinait-il à bâtir une véritable
“folie” ? L’enquête devait être poursuivie.

Qui était Jean Sapène (1867-1940) ?

J’ai trouvé une biographie sur le site Internet de la Revue de l’association française de recherche sur le cinéma (3). Jean Sapène était devenu un pionnier du cinéma, produisant des films tirés des “feuilletons” qu’il publiait dans son journal.
Né en 1867 à Bagnères-de-Luchon, ce self-made man souvent caricaturé pour sa corpulence, sa voix tonitruante et son autoritarisme domine le paysage cinématographique français des années vingt. [...] Sapène est d’abord un patron de presse : directeur général des services du quotidien Le Matin, il préside en outre le Consortium des Grands Quotidiens de Paris, qui regroupe les journaux à plus fort tirage de la capitale. Comme lui encore, il comprend l’importance du cinéma, à la fois comme secteur économique et comme enjeu de pouvoir : en 1922, il prend la suite de René Navarre à la direction de la société des Cinéromans, dont il fait l’une des plus puissantes firmes de production de France. Comme lui, enfin, il entretient des rapports étroits avec les milieux du pouvoir en collaborant à la politique de propagande du ministère du Commerce et de l’Industrie en faveur du redressement économique français. Son action à la tête des Cinéromans lui vaut, durant toute la décennie, les louanges d’une presse spécialisée désarçonnée par les déboires du film français à l’étranger et sur son propre marché, impressionnée par cet homme à poigne et peu encline, de toute façon, à critiquer les industriels du cinéma.     
J’ai consulté une autre excellente biographie de Jean Sapène sur le blog d’Ann Harding (4), qui montre sa photo ainsi qu’une caricature et donne des précisions sur les débuts de sa carrière :
Il monte à Paris en 1891 où il commence en bas de l'échelle en tant que vendeur dans un grand magasin. Comme tant d'autres producteurs outre-atlantique, il a la bosse du commerce et monte les échelons rapidement. Jusqu'au jour où il est remarqué par le patron du quotidien Le Matin.  
Ensuite, le meilleur résumé de la carrière de cette célébrité de son époque m’a été donné par le portail Internet des archives municipales de Croissy-sur-Seine (5), grâce à une cantatrice de l’Opéra de Paris, qui fut propulsée grande vedette du cinéma muet : Jeanne Bourgeois, dite Claudia Victrix (1888-1976), épouse de Jean Sapène, qui fit construire une villa à Croissy-sur-Seine.
En 1923, Claudia épouse en secondes noces l’homme d’affaires et magnat Jean Sapène, dont l’empire s’étend des gros quotidiens nationaux comme Le Matin et Le Petit Parisien à la Société des Cinéromans Films de France. Une société qui lui apporte un certain nombre de salles et le contrôle de la société de distribution Pathé Cinéma Consortium.  
Surnommé "l’éminence grise du cinéma français", Jean Sapène a l’ambition de contrecarrer la dominance d’Hollywood dans le 7ème art et devient, grâce à sa position, une des figures principales de la politique française du film, essayant d’imposer des quotas pour limiter les diffusions de films américains.
Ses sept studios de Joinville sont alors les plus grands et les plus modernes de l’industrie cinématographique d’Europe. Mais surtout, il va tenter de faire de son épouse une vedette internationale...
L’ouvrage Les origines du groupe Pathé-Natan et le modèle américain de Gilles Willems, consultable sur le site Internet Persée (6), m’a précisé les activités cinématographiques de Jean Sapène.
En 1922, Jean Sapène prend le contrôle des Cinéromans et réorganise la firme. Pour mener à bien la politique de production de cette société, il doit s'assurer un bon réseau de diffusion de ses films. Il abandonne la firme Éclipse dont les capacités de distribution sont peu performantes et se tourne vers Pathé-Consortium. En 1924, les liens entre les deux sociétés sont étroits; toutefois, les négociations avec Charles Pathé n'aboutissent pas à une fusion entre Pathé-Consortium et Cinéromans mais à une entente industrielle. Sapène développe sa politique de production avec l'appui de Pathé- Consortium qui lui offre un bail gratuit pendant une année aux studios Lewinsky, et qui se charge de la distribution de ses productions avec le soutien des groupes de presse Gounouilhou-Bourrageas/Sapène . Entré en juin 1924 au conseil d'administration de Pathé-Consortium, Sapène en devient le directeur général. Dès lors, il assure la reconstitution du groupe intégré Pathé. Comme certains de ses homologues américains, il oriente ses activités dans trois directions : la production, la distribution et l'exploitation. Avec les Cinéromans, il développe son programme de réalisation, composé de «serials» et de longs métrages. Après avoir acquis les studios de Joinville, il engage une politique de restructuration du site industriel. Avec ses sept plateaux obscurs, munis d'éclairages performants, son restaurant, son magasin de décors de 4000 mètres  carrés, ses magasins de meubles et de costumes, Jean Sapène met en place, entre mai 1926 et 1929, les structures de production cinématographique les plus performantes du cinéma français et hisse les studios des Cinéromans au rang des plus grands d'Europe. Parallèlement à cette orientation, il engage de concert avec le groupe Lutétia-Fournier une politique d'achat de grandes salles parisiennes.
Mes recherches ont continué dans la bibliothèque numérique Gallica de la Bibliothèque nationale de France. Des journaux et des revues de l’époque, notamment Comoedia, donnent de multiples informations complémentaires, trop détaillées pour être publiées ici.
La page du site Internet de la ville du Mesnil-le-Roi sur les personnalités qui y ont résidé (7) ne mentionne pas Jean Sapène ; elle pourra être complétée. Il reste à trouver une photo de la villa au temps de sa splendeur ; une recherche sur divers sites Internet, montrant des cartes postales anciennes, notamment Delcampe, n’a rien donné.
L’énigme de la mystérieuse bâtisse est résolue. Certainement magnifique de 1920 jusque vers 1940, elle a dû être le cadre de joyeuses soirées et de fêtes, rassemblant les pionniers du cinématographe, auteurs, acteurs, réalisateurs et producteurs.

Sources