La comédienne Denise Grey, éleveuse de poules à Triel
La mémoire de Villennes·Lundi 9 octobre 2017·Temps de lecture estimé : 8 minutesPublic
La bibliothèque municipale de Villennes, manquant d’espace pour de nouveaux livres, se débarrasse d’anciens ouvrages, qui ne sont plus empruntés, en permettant aux abonnés de les emporter. C’est ainsi que je viens de lire l’autobiographie de Denise Grey, publiée sous le titre 70 ans sur les planches, en 1988, par Plon. J'ai remis ce livre dans le carton où je l’ai trouvé, afin que d'autres lecteurs en profitent.
L’éditeur l’a présenté ainsi sur la quatrième de couverture :
Denise Grey a terminé, à l'automne 1987, le tournage d'un nouveau film. Doyenne des comédiennes-françaises à 91 ans,  elle y a pour partenaire Charles Vanel, doyen, lui aussi, à 95 ans, des comédiens-français.Elle n'a pas cependant l'intention de vivre une retraite bien  méritée. Elle a profité de ce répit pour effectuer un retour sur son  passé. Un parcours rare : "70 ans sur les planches" ! Au zénith de cette carrière pittoresque et remplie, elle est devenue la grand-mère charmante, permissive et complice de Sophie Marceau  dans la Boum, un triomphe, toutes générations confondues.Pourtant, après son succès dans le Tube, de Françoise Dorin, avec François Périer pour partenaire, devenue octogénaire, elle  avait jugé venue l'heure de sa retraite.- J'avais mal visé mon coup, dit-elle aujourd'hui. Je n'ai jamais autant travaillé que ces dernières années.Avec le naturel qu'on lui connaît, elle nous révèle dans ce livre  ses recettes pour bien vieillir et vieillir heureuse au travers des trames d'une étonnante carrière, sans dissimuler les aléas d'une  vie de femme et de comédienne. Les joies et les tourments  d'une mère, grand-mère, arrière-grand-mère attentive à sa  grande nichée sont racontés sans fard.70 ans sur les planches, un texte tendre, chaleureux, qui lui aussi fait "boum !".
Malgré sa longévité, en bonne forme, Denise Grey n’a pas pu fêter son centenaire. Elle est décédée, 8 mois avant la date de son anniversaire, en janvier 1996. Sa disparition est passée inaperçue, car elle a eu lieu le jour des obsèques de François Mitterrand à Jarnac.
Elle a souvent déménagé, gardant des attaches dans le golfe du Morbihan, longtemps dans sa maison Kermindoune à Arradon puis dans l’Île-aux-moines. En Île-de-France, lorsqu’elle a quitté l’un de ses appartements parisiens successifs, ce fut pour s’installer à Triel, vraisemblablement en 1927 ; elle s’installa dans une maison offerte par son ami, véritablement amoureux d’elle mais très jaloux de ses admirateurs. De plus, un furoncle sur le nez avait interrompu sa carrière théâtrale.
Cette grande villa fait partie du patrimoine triellois : bâtie en pierres meulières en 1870, elle domine la vallée de la Seine et les bois de l’Hautil. Denise Grey n’y est pas restée après le décès de son ami en 1935, n’aimant pas beaucoup cette bâtisse. Elle avait mis à profit son grand terrain pour s’occuper utilement, en élevant des poules.

Je vous fais partager la deuxième partie du chapitre Entracte de son livre, où elle a décrit son séjour à Triel.
Michel Kohn
J'ai abandonné mon métier à regret, optant pour la sécurité. Où m’installer ? Je ne souhaitais pas particulièrement résider à Paris, ni à Kermindoune toute l'année, trop excentré. Je voulais inscrire ma fille dans un bon lycée. Mon ami m'a alors offert une grande propriété, à une trentaine de kilomètres de  Paris, proche d'un bourg nommé Triel. Il se réjouissait de mon isolement. Quant à moi, je supporte très bien la solitude. J'aime la terre. Vivre à la campagne ne me déplaisait pas. J'ai beaucoup lu à cette époque. Il fallait aussi que je m'occupe. Ma fille était auprès de moi, avec sa gouvernante. Ma mère venait souvent. Mais j'avais cuisinière, femme de ménage, chauffeur, et je ne sais pas rester inactive. « Je vais te prendre des actions chez Reboux, suggéra mon compagnon. Tu dirigeras un commerce. (Reboux était la grande modiste du moment.)
— Mon pauvre ami, tu n'y songes pas ! Tu ne me laisses déjà pas jouer au théâtre. Tu me vois, en contact permanent avec la clientèle ? » Et comme j'avais deux hectares à employer, l'idée m'est venue de monter un élevage de poules. Je n'y connaissais rien. Je me suis documentée, et comme pour le théâtre, j'ai appris sur le tas. On a engagé un jardinier pour m'aider. J'ai fait bâtir quatre poulaillers de quatorze mètres de long logeant mille pondeuses, plus deux autres bâtiments destinés aux poussins.
Comme je n'aime pas les demi-mesures, tous les matins, levée avant le jour, armée de mon seau de grésil et de mon balai, j'allais racler moi-même le sol.Les yeux rivés sur le cul d'une poule, j'ai guetté impatiemment mon premier œuf.Tout m'intéressait. Je peux maintenant affirmer qu'il y a des poules intelligentes et d'autres idiotes.
J'avais fait installer un système électrique : la lumière en principe accélère la ponte. Et la nuit je me relevais pour appuyer sur l'interrupteur, espérant les couillonner. Certaines n'ont jamais cru qu'il s'agissait du jour. Il leur fallait de l'exercice : j'ai acheté des filets à ballons. Je les remplissais de trognons de choux et autres verdures dont elles étaient friandes, que j'allais ramasser avec mon assistant, et je les suspendais à bonne hauteur, obligeant ainsi mes poules à sauter.
J'ai aussi mis en place mon réseau commercial en démarchant sur Paris diverses maisons de ma connaissance. D'abord le Grand Hôtel où j'avais passé quelques nuits avec mon amoureux. Je suis allée voir le cuisinier, je lui ai décrit mon exploitation et proposé dix pour cent sur tout achat d'œufs.
Il m'a tout de suite agréée. Encouragée par ce premier succès, j'ai alors contacté la maison Cherry, au Rond-Point des Champs-Elysées, spécialisée dans les petits déjeuners à l'anglaise, le Prince de Galles...
Je voulais me cantonner à l'œuf coque — frais du jour. Mais comme à deux mois j'éliminais les coquelets, il fallait que je leur trouve aussi un débouché. J'ai traité à Saint-Germain. Je tuais, je plumais, je livrais moi-même. Un travail de romain ! Informée par le maître d'hôtel, une de mes amies a ainsi dégusté, au Café de Paris, un de mes poulets, rebaptisé « Poussin de Hambourg » !Mon entreprise, hélas, a connu au bout de deux ans de sérieuses difficultés. Pour rejoindre mon ami, qui voyageait beaucoup et me voulait toujours auprès de lui, je m'absentais souvent. Je ne pouvais surveiller ma basse-cour comme j'aurais dû. Une première fois, j'ai sauvé mon poulailler, menacé par la diphtérie, avec l'aide de mon assistant, en administrant à huit cents de mes bêtes trois piqûres successives dans les barbillons. J'avais fait apporter du Champagne pour nous donner un peu de cœur à l'ouvrage.
La diarrhée blanche a porté un coup fatal à l'exploitation. J'ai tout perdu. Autant dire que ces volailles m'ont plumée.
J'ai également élevé une chèvre, pendant cette période.
« Madame, elle réclame le bouc », m'annonce un jour le brave Alexandre.
« Ah ! bon. Vous savez où en trouver un ? — Oui. Dans une ferme, là-bas, sur les hauteurs.— On y va. »On charge la chèvre dans ma Talbot. Au retour, je prends mon bain, je me parfume, je m'habille. J'avais une soirée en grand tralala. Je rejoins mon amoureux au Café de Paris. En sortant du théâtre, nous reprenons ma voiture, et il s'exclame :« Mais enfin, quelle odeur! Ça pue !— Ça pue, ça pue... Ecoute, ce n'est pas moi.— Je ne te dis pas que tu sens mauvais. Mais qu'est-ce que ça peut être ? »Je cherche. Et je me rappelle : « Ça sent le bouc! Effectivement, j'ai conduit la chèvre au bouc ! »
Je m'étais accoutumée à l'odeur.
Mon élevage liquidé, j'ai commencé sérieusement à m'ennuyer. Qu'entreprendre quand on est coincé par le téléphone : « Prévois un déjeuner russe pour six. J'arrive à midi. Il faut qu'au dessert mes invités aient signé. »J'appelais Petrossian. On me livrait le nécessaire : caviar, blinis, saumon... Il ne manquait que la neige ! « Rejoins-moi à la gare. Voici le numéro de ton wagon. » Le reste du temps j'attendais. Pendant ses absences, ma fille partageait ma chambre, ce qui le rassurait.
Déprimée par l'inaction, j'ai alors connu un passage difficile. Je tricotais, je suivais des cours de couture par correspondance, je jouais à la crapette avec ma mère. Je me disputais avec ma fille et sa gouvernante qu'elle détestait, Mlle Néro (rien que ce nom, déjà, tout un programme!). Bref, on s'agitait autour de moi, inoccupée, et je devenais invivable.
[...]
Mon amoureux m'a quittée le 16 janvier 1935, emporté par un cancer. Mon univers s'écroulait. J'avais trente-neuf ans. Suzanne, ma fille, m'a incitée à reprendre mon métier de comédienne.
« Qui voudrait de moi, à mon âge? Je n'ai pas joué depuis sept ans, on m'a oubliée !— Essaie toujours ! »J'ai écrit simultanément à Victor Boucher et à Quinson, mon dernier patron.Victor m'a aussitôt répondu : « Je monte Bichon et j'ai deux personnages de femmes. Hélas, tu es trop vieille pour jouer la fille, et trop jeune pour jouer la mère. Mais viens me voir. »Je n'ai pas créé cette pièce, mais je suis partie avec elle en tournée, quarante ans plus tard, au moment où je mettais Kermindoune en vente. De Quinson j'ai reçu une lettre adorable : « Chère Denise Grey, mais oui, mais oui, venez vite me voir. On va remettre ça avec joie. Voici un baiser pour la fille, et un pépère pour la mère. »
Le même jour, il me téléphonait, avec son bon accent de Marseille : « Alors, tu viens le signer, ce contrat ? Je n'ai jamais pu retrouver une voix comme la tienne. La voix du Palais-Royal ! »
J'ai signé un contrat de trois ans. Le 2 avril, je remontais sur les planches..