Partie de pêche, entre éleveurs de chevaux, sur la Seine
à Carrières-sous-Poissy, en 1902


La scène de cette chronique intercommunale se situait sur le grand bras de la Seine, en face de l’Île de Villennes.  Nous avons transcrit un article publié, le 26 juillet 1902, par la revue La Vie au grand air (consultée dans la bibliothèque numérique Gallica de la Bibliothèque nationale de France).

Il s’agit d’une partie de pêche à Carrières-sous-Poissy, à proximité du haras et de l'hippodrome de la plaine des Grésillons, au lieu alors nommé Saint-Louis de Poissy ; ceux-ci deviendront, en 1906, la propriété de William Kissam Vanderbilt qui y construira son manoir.

Le propriétaire de l’époque, Edmond Blanc, éleveur de chevaux, n’avait pas été convié sur le bateau de Robert Ruddock, entraîneur hippique (ci-dessous à cheval).

Celui-ci avait invité deux amis, possédant des écuries :



Théodore Dousdebès, propriétaire du haras de Bècheville (lire l'article sur l'enquête qui a permis de retrouver son emplacement à Chapet à la limite de la commune des Mureaux).


Jean Stern, propriétaire d’une importante écurie de course et de haras en Normandie ; il avait hérité, de sa mère Maria Star, la grande villa Le Cloître, alors remarquable, dans le Bois des Falaises à Villennes (lire sa biographie).

Une heure sur un bateau de pêche

Dans leurs instants de repos et de liberté, les entraîneurs et les jockeys restent hommes de sport, et leurs distractions favorites sont la chasse, le tir aux pigeons, le rabbit coursing, la natation, le canotage et le... billard. Billard et chasse sont plutôt sports d'hiver ; en ce moment tout est à la natation, au canotage et principalement - les courses de province laissant une certaine liberté aux entraîneurs et jockeys - à la pêche.

Quelques-uns parmi les entraîneurs de Chantilly et de Maisons-Laffitte sont d'une habileté extraordinaire comme pêcheurs à la ligne. Allons voir les entraîneurs pêcheurs de Maisons ; une prochaine semaine, nous nous présenterons ceux de Chantilly.

L'autre semaine, c'était au pesage d'Enghien, Robo venait de se faire enlever d'une courte encolure par Astronome la seconde place du Prix de l'Aquitaine ; cet excellent ami Ruddock, sachant que je suis assez fervent discipIe de saint Pierre me dit à brûle-pourpoint : « Vous qui êtes un amateur, venez donc un jour à ma maison de pêche, vous verrez comme le poisson mord mieux en Seine qu'en Marne. C'est à Carrières-sous-Poissy que je suis amarré. » Et Ruddock disparut pour aller seller Ivresse. La proposition était tentante ; aussi, un matin de la semaine passée, emportant en guise de gaule mon appareil photographique, je débarquais à Poissy. - Connaissez-vous la route qui longe la Seine de Poissy à Carrières ? Au lever de l'aurore, elle doit être assez agréable, mais entre dix heures et midi, elle est épouvantable ! Pas le moindre coin d'ombre, pas le plus petit arbrisseau pour s'abriter, ne fût-ce qu'un instant des ardeurs du soleil de juillet, et je vous prie de croire qu'il tapait ferme. Je croyais ne pouvoir jamais arriver et, bien que bon marcheur, au bout d'un kilomètre et demi je commençais à tirer la jambe et surtout la langue.

J'apercevais, sur la gauche, l'ancienne si coquette propriété d'Octave Mirbeau, et son parc - dont j'enviais l'ombre - où il y a quelques années le brillant polémiste élevait de si belles volailles de race ; et, brûlé par le soleil de midi, son jardin si original dans lequel il cultivait de si curieuses variétés de tulipes, et je marchais toujours... Enfin, entre deux îles de la Seine au milieu du fleuve, tout à coup m'apparut une construction sur l'eau, c'était bien la « maison de pêche » de Ruddock, à côté un bateau de pêche ; sous un vaste panama je reconnais Batchelor, dans un autre bateau voici l'entraîneur de M. Fishhoff, T. Storr, dont l'horreur pour les photographes n'a d'égale que la bonne humeur et la jovialité, et son ami M. Robert.

Le temps de rafraîchir mon gosier séché et poussiéreux avec un petit clairet d'Andrésy que je vous recommande, et je hèle un bateau ; me voilà ramant vers la « maison de pêche » de Ruddock, sur laquelle j'aperçois en train de pêcher, M. Dousdebès, le propriétaire du haras de Bècheville, J. Stern le propriétaire de Robo et d'autres bons steeple-chasers, mon compatriote Lemaire, le fidèle et dévoué secrétaire de Ruddock : « Vous êtes battu de deux longueurs et je fais deat-heat avec Ruddock ! »

C'est M. Stern qui s'adresse à M. Dousdebès ; ne croyez pas qu'il s'agisse d'une arrivée sensationnelle ; tout simplement M. Stern avait pris autant de gardons que Ruddock et M. Dousdebès était en retard de deux ! et au même moment, le propriétaire du haras de Bècheville sortait de l'eau un « brêmiot » (petite brème) qui s'était pris par le ventre ! « Faites-en autant ! » s'écrie le joyeux M. Dousdebès. Le fait est que cette nouvelle méthode de ferrer un poisson ne manque pas d'originalité.





Après l'amorçage.
La toilette du pêcheur.



Elle est vraiment curieuse, l'installation de la « Maison de pêche » de Ruddock ; imaginez-vous un ponton, sur lequel a été construite une petite maisonnette en pitchpin : d'un côté une chambre à coucher exiguë mais coquette avec cabinet de toilette ; de l'autre, la chambre aux lignes, engins et amorces et aux deux extrémités de vastes tentes pour abriter les pêcheurs des rayons du soleil. Ruddock est un malin, à la pêche comme sur le turf ; s'il sait préparer ses chevaux en vue d'une grande épreuve, il sait aussi bien préparer de bonnes places pour prendre beaucoup de poisson ; le fait est que pendant la petite heure que j'ai passée avec Ruddock et ses invités, j'ai vu prendre une vingtaine de gardons, et cinq ou six belles brèmes, ces dernières prises « à la pelote » par Ruddock.

J'ai promis à Ruddock de retourner à Carrières-sous-Poissy, mais j'aurai soin d'éviter le soleil de midi et j'irai, non plus en journaliste photographe, mais en pêcheur.


Sur le bateau de pêche de Ruddock à Carrières-sous-Poissy

De côté : M. Stern ; de dos : M. Ruddock ; assis : M. Dousdebès

PAUL MÉGNIN.

Légendes des deux photos de l’entête :
- A l'arrière de son bateau de pêche Ruddock, plus calme que lors de l'accident de Verdi dans le Grand Steeple, s'apprête à ferrer une brème.
- Ruddock enlève dans son épuisette une brème que vient de prendre M. Jean Stern.


Michel Kohn