Léon Didier (1881-1931), deuxième champion cycliste devenu hôtelier-restaurateur à Villennes
La mémoire de Villennes·Vendredi 27 juillet 2018·Temps de lecture estimé : 16 minutesPublic
Nous vous avions présenté l’hôtel-restaurant “Aux Peupliers”, qui était situé en bord de Seine en face de la pointe de l’île de Platais.
Celui-ci, que Léon Didier a acquis et exploité, était voisin de l’établissement, devenu plus tard le restaurant La Pergola, de Louis Jallabert ; cet ami l’avait précédé dans la pratique du cyclisme. Nous évoquons, ici, ce deuxième champion cycliste villennois, qui n’a pas été le dernier, grâce à la presse de l’époque. Nous remercions, particulièrement la Bibliothèque nationale de France pour sa bibliothèque numérique Gallica, contenant des journaux ajoutés depuis un an, notamment Le Miroir des sports.

La carrière sportive de Léon Didier

Le coureur cycliste
L'hôtelier-restaurateur voisin Louis Jallabert a été, vraisemblablement, à l'origine de l'installation de Léon Didier à Villennes.
Celui-ci a été cycliste professionnel de 1910 à 1922.

Comme Louis Jallabert, il a couru sur triplette mais il avait, d'abord, été sprinter avant de se spécialiser dans le demi-fond.
Il s'agit de courses entre cyclistes (stayers : ceux qui restent dans l'abri), précédés d'un entraîneur (pacemaker : faiseur d'abri) sur motocyclette.
Les coureurs cyclistes étant soumis à la résistance de l'air, il furent aidés par des entraîneurs les protégeant, dans le but d'allonger la durée des courses et de les rendre plus spectaculaires. Avant l'entraînement mécanique, un entraînement humain fut utilisé : tandems, triplettes et quadruplettes. Il y eut, même, des tandems électriques avant que les motocyclettes s'imposent.
Léon Didier fut, dans cette discipline, le second du Championnat national en 1920 et premier l'année suivante.
Le Miroir des Sports, 9/6/1921
LÉON DIDIER GAGNE LE CHAMPIONNAT DE FRANCE DE DEMI-FOND
Le nouveau champion de France de demi-fond derrière motocyclettes, Léon Didier, s'est remis à l'entraînement depuis trois mois à peine. Sa victoire dans le Championnat des 100 kilomètres était sa deuxième course, la première datant du 15 mai, où il fut opposé à Sérès et Linart.
Léon Didier, qui a quarante ans, qui mesure 1 m. 70 et pèse 72 kilos, avait renoncé à la piste au cours de la saison 1916-1917, alors que chaque course équivalait pour lui à une chute et à un accident. Pendant un match au Vélodrome d'Hiver, contre Darragon et Sérès, il se casse une clavicule à 400 mètres de l'arrivée ; il avait à ce moment un tour d'avance sur ses adversaires. Dégoûté, Didier vendit sa bicyclette et son matériel pour se consacrer exclusivement à son restaurant de Villennes, charmante localité située sur les bords de la Seine, à une heure en aval de Paris. C'était un serment de sportif : la piste eut vite fait d'exercer une invincible attraction sur l'ancien coureur. Nulle rentrée ne pouvait être plus brillante ni plus encourageante.
Didier débuta dans la carrière cycliste en 1908, à l'âge de vingt-sept ans, comme coureur de vitesse. Sa première grande victoire est obtenue dans une série du Grand Prix de Paris, en 1910, sur le champion du monde Dupré, devenu depuis lors, lui aussi, restaurateur à Villennes. En 1911, Didier évolue et se spécialise dans le demi-fond. Il a tour à tour raison de Darragon, Parent, Guignard, Sérès. En 1911-1912 et en 1916-1917, il est champion d'Hiver au Vélodrome d'Hiver. En 1913, il subit un accident à Hanovre, le dimanche qui précède le Championnat de France, et il ne peut participer à cette épreuve. Mais il gagne le match revanche de cette course en battant tous les records et en prenant sept tours au champion Guignard. En 1914, il part pour l'Amérique où il remporte vingt-deux courses sur vingt-trois.
L'entraîneur de coureurs de demi-fond
Après avoir été coureur entraîné par une motocyclette, Léon Didier prit le guidon de ces engins motorisés. Le journal La pédale nous le fait connaître dans son édition de novembre 1923, lorsqu'il entraînait le coureur cycliste Robert Grassin ; parmi "Les potins du cycle", voici celui le concernant :
Les lauriers de Robert Grassin empêchent quelques uns de ses adversaires de dormir. Il y a de petits jaloux partout. Un des adversaires de "Toto" nous déclarait l'autre jour :
- Grassin ? Mais il ne vaut rien. Enlevez-lui Léon Didier. Donnez-moi l'hôtelier de Villennes comme entraîneur et vous verrez...
Cet adversaire exagère. Léon Didier est un auxiliaire précieux pour Grassin. Mais, ce dernier a démontré sur la route ses qualités athlétiques. Pourquoi voulez-vous qu'il les ait perdues sur la piste. La jalousie provoque trop souvent des écarts de langage.

LE SECRET DE LÉON DIDIER, LE ROI DES ENTRAINEURS A MOTOCYCLETTEMon truc, nous dit-il, c'est d'observer les hommes - qu'ils soient mes poulains ou mes adversaires - de connaître leurs aptitudes et d'étudier très soigneusement la course, avant et pendant qu'elle se déroule.
Il emmène depuis des mois Robert Grassin à la victoire : il a fait triompher tour à tour, les jours de repos de son jeune champion, et Wynsdau et Keenan. Un jour, l'an dernier, au Parc des Princes, on lui demanda d'entraîner le jeune Fossier dans la seconde manche d'une course en trois manches, la moto du père Fossier ayant besoin d'une réparation urgente. Il prit Fossier derrière son engin et le fit triompher. Aussi, autour de Léon Didier, une légende s'est créée. Il est, pour certains, le roi des truqueurs ; pour d'autres, un être diabolique ; pour une dernière catégorie, un malin et un pacemaker qui connaît admirablement son métier. En tout cas, coureurs, adversaires et entraîneurs le considèrent comme ils regarderaient la peste, si la peste prenait figure humaine. Les commissaires l'observent à chaque seconde. Veut-il se moucher, vingt bras se lèvent. [...]
N'empêche, ses victoires incessantes, obtenues avec les uns et les autres, ont fait pour beaucoup de Léon Didier un être mystérieux et machiavélique. Et je vois très bien sa figure de chimpanzé malicieux sur une énorme affiche.
Léon Didier venait d'entraîner Grassin et il flânait autour de l'anneau de bois de la rue Nélaton ; le moment était bien choisi pour lui demander quel était son secret. Il accueillit ma question par un grand éclat de rire, qui dévoila d'énormes rides, mais un regard bleu plein d'intelligence :- Mon secret, il est bien simple : au lieu de me laisser guider par un coureur, c'est moi qui le dirige en course, car j'ai la prétention de savoir ce que c'est qu'une épreuve et ce que peut rendre un homme...- Et vous lui faites rendre le maximum ?- Sans doute. On dit que mes poulains terminent quelquefois sur les genoux, mais ils terminent victorieux. Le tout, voyez-vous, c'est de bien connaître son coureur, de bien connaître ses adversaires aussi. Je sais ce que mon homme a dans le ventre, je le sais mieux que lui, et je conduis la course en conséquence. Dressé sur ma selle, j'observe. Je vois tel concurrent parti comme un fou. Je pense en moi-même : « Toi, mon vieux, tu n'en as que pour dix ou douze kilomètres. » Je ne veux « débiner » personne, mais beaucoup trop ne courent ou ne font pas courir avec leur tête. Ils courent en
cherreurs*, au petit bonheur. [...]

GASTON BENAC.
Le Miroir des sports, 15/4/1925

Qualificatif d'un aviateur qui pilote habilement, surtout sur appareil de chasse
En 1924, ce n'était plus Grassin, qu'il entraînait sur les pistes mais son ancien concurrent Sérès :
Derrière Léon Didier, Sérès "fait du feu"La guerre est déclenchée dans le monde des stayers. La bataille fait rage. On se regarde en chiens de faïence et chacun en met un furieux coup pour semer son voisin. C'est une chose dont le public ne se plaint pas puisque cela lui permet d'assister à des courses qui ne manquent pas d'animation.
C'est ainsi que le match de dimanche mettait en présence, d'une part Sérès entraîné par Léon Didier et Grassin entraîné par Pasquier, d'autre part Aeris et Paul Suter.
Sérès entraîné par Didier ! Eut-on jamais crû cela possible voici quelque dix ans et même depuis la guerre, avant la retraite du « bistrot » de Villennes ? Sérès et Didier, les deux plus acharnés adversaires que le monde du demi-fond ait jamais connus, sont maintenant deux amis ! Avouez que la chose ne manque pas de piquant et il a fallu, pour cela, toute la série d'incidents qui débuta par le divorce Grassin-Didier, ce dernier offrant successivement ses services à Linart, puis à Sérès pour venir à bout du
« Gosse » qui ne veut plus reconnaître son ... papa sportif.
Et Didier a trouvé le moyen d'emmener Sérès à la victoire ; le champion de France, dont les dernières performances étaient plutôt quelconques, sembla retrouver, au rouleau de son ex-ennemi, sa plus belle forme. Il triompha de ses trois adversaires en poursuite et les rejoignit tous avant la limite.
Grassin prit la seconde place, n'étant battu que par Sérès ; Toto se défendit avec l'énergie du désespoir, mais fut cette fois impuissant à repousser l'assaut de Sérès. [...]

Léon Didier, un cabochard au grand cœur
Incontestablement le roi les pacemakers des temps présents, et sans doute des temps passés et futurs. C'est qu'il n'y a pas de meilleur apprentissage pour apprendre à entraîner quelqu'un à moto que de s'être fait entraîner soi-même. Et Léon Didier était, vous le savez, il n'y a pas longtemps encore, l'un de nos meileurs stayers, champion de France en 1921, rival heureux de ce Sérès qu'il menait, dimanche dernier, à la victoire dans le sillage de sa moto. [...]Je ne veux pas entreprendre de rappeler la carrière cycliste trop connue de Léon Didier, d'abord sprinter, puis stayer, puis entraîneur. Entre temps, il fut même hôtelier a Villennes. Nul ne sait, pas même lui, ce qu'il sera demain. J'aime mieux vous parler de son caractère. Ça en vaut la peine !Fichu caractère ! disent les uns. Beau caractère, disent les autres. Les uns et les autres ont raison. Expliquons-nous ! D'une franchise plus que brutale, envoyant promener tout le monde, n'admettant pas de discussions, violent et pas toujours juste, voilà pour le mauvais caractère !Loyal, courageux, foncièrement bon sans vouloir en avoir l'air, plus respectueux de la parole donnée qu'aucun autre coureur, travailleur, d'une honnêteté scrupuleuse : voilà pour le beau caractère.Quelques faits pour illlustrer qualités et défauts de ce sportif de 41 ans. Rageur, râleur en course, Léon Didier a perdu bien des épreuves par sa mauvaise humeur. Qu'on se rappelle seulement le dernier championnat de France qu'il disputa et qu'il devait gagner, haut la main, descendant de machine pour un incident, accusant de partialité son entraîneur qui n'en pouvait mais, les officiels, ses soigneurs, etc., et regagnant le quartier sans écouter les supplications de ses meilleurs amis.Léon Didier ne sait pas ce que c'est que de faire l'aimable, surtout avec les journalistes ; il n'a jamals compté que sur sa propre valeur. Par contre, il a bien souvent rendu service à des camarades sans que personne ne le sache ; il est fidèle à ses amis, fidèle à ses rancunes, fidèle à sa promesse, reconnaissant l'amitié témoignée.Un seul exemple : Léon Didier, qui est sorti d'un milieu ouvrier, faubourien, fut dès ses débuts soutenu par un très puissant directeur de journal ; le petit débutant en casquette n'a jamais oublié les poignées de mains du grand directeur, au pauvre diable qu'il était alors. Un jour, dans une course organisée justement, par un autre directeur, concurrent du premier, Léon Didier, cependant devenu un Monsieur, se vit refuser l'entrée de l'enceinte réservée aux invités, sur l'ordre de ce directeur de journal ; il ne le lui a jamais pardonné.Peu de temps après, s'ouvre Buffalo ; le Parc des Princes compte ses amis. Tous promettent de rester fidèles au Parc et de ne pas courir à Montrouge. Tous, les uns après les autres, se sont « dégonflés » devant les offres de Buffalo ; un seul a refusé les plus gros cachets, résisté aux pressions de ses amis, du public, des journaux : Léon Didier. Et lorsqu'on insistait pour savoir la raison de ce refus, le pacemaker se contentait de répondre : « J'ai dit une fois que je n'y courrais pas ; c'est tout. »Tout Léon Didier est là !Mais comme ce cabochard est aussi un grand cœur, et que somme toute, il est assez humain de s'attacher à quelqu'un moins pour les services qu'on a reçus que pour ceux qu'on a pu lui rendre, mon petit doigt me dit que le divorce qui vient de faire plus de pétard que la propre moto de Didier, pourrait bien être moins définitif qu'il n'en a l'air. Et peut-être reverrons-nous avant peu le nez en l'air de Toto derrière la cotte, avec ou sans trous, de celui qui l'a fait le champion qu'il est.
Petit Masque.
Paris-soir, 1/3/1924

L'hôtelier-restaurateur villennois

Un dessin de l'article du journal La pédale, reproduit ci-dessus, qui le représente, porte cette légende :
Léon DIDIER
Que l'on appelle aussi quelquefois l'Hôtelier de Villennes, le Frégoli du demi-fond.
Si Didier soigne ses clients aussi bien qu'il tire Grassin, sa fortune est faite.

Après son décès, ses amis, coureurs cyclistes, continuèrent à venir à Villennes pour se ressourcer



C'était le cas de Marcel Guimbretière (1909-1970),
dont Léon Didier était le mentor et l'ami.


Marcel GuimbretièreLes coqs ont tu leur chant. Dans le brouillard du matin, Villennes s'éveille lentement. Un pâle rayon de soleil fait disparaître des toits le givre de la nuit. Et bientôt, on entend le galop du cheval du marchand de lait, le trot cadencé de la rosse qui traîne, en soufflant la voiture de la porteuse de pain.Sur les bords de la Seine, l'hôtellerie du regretté Léon Didier retentit des aboiements féroces d'un gros chien loup.Une fenêtre qui claque au deuxième étage : Marcel Guimbretière, fidèle à ses habitudes, vient d'échapper à son lit tiède et il respire avec ivresse l'air frais du matin. En un tournemain, il a accompli ses ablutions, s'est habillé, et le voici qui, dans la maison, fait résonner de gros souliers à clous.« Allons, debout, il est l'heure...»Il frappe à cette porte, tirant de son sommeil Paul Broccardo ; à cette autre, obligeant Fernand Wambst à abandonner ses rêves dorés. Un verre d'eau dans cette troisième chambre, et sous la douche, le "coureur de primes et soigneur Coutarel s'étire en tempêtant.Tous debout...Enfouis dans d'épais lainages, les quatre hommes se sont mis en route : leur quotidien travail est commencé.La boue ? Ils y pataugent à plaisir, sans souci de la chute qui les guette à chaque pas dans ces terres glissantes. Et une heure durant, accomplissant des mouvements respiratoires, ils marchent, ils courent, ils sautent, infatigables, heureux de se sentir vivre...Dans ce footing matinal qu'il accomplit depuis trois ans, Marcel Guimbretière a puisé ses forces, alors qu'adolescent il commençait, dans les rangs des professionnels, une carrière particulièrement brillante.« La bicyclette, nous confie-t-il à notre retour à l'auberge, je n'y pense guère. De temps à autre, je couvre quelques kilomètres sur les routes de la contrée. Mais c'est plutôt histoire de m'échauffer les muscles que de rechercher la forme. »Les bols de café fument dans la cuisine. On se restaure et l'on repart. Maintenant, le soleil est moins timide, le brouillard s'est dissipé.L'heure des jeux !Peut-on concevoir des jeux de sportifs sans le medecine ball ? Certes non, et le gros ballon vole de main en main, avant de s'échapper... pour tomber à la Seine. Vite, un canot... Et le sauvetage s'opère.« Allons dans l'île, puisque nous sommes à l'eau » propose Guimbretière.Et il se dévoue, tirant de toutes ses forces sur les rames, pour traverser les eaux glauques, afin d'accoster à l'île des Nudistes.Nulle âme qui vive. Les adeptes des docteurs Durville craignent le froid. Il n'y a pas qu'eux. Et Coutarel, que Guimbretière, Broccardo et Fernand Wambst cherchent à convertir de la manière forte, oppose une farouche résistance pour ne pas ressembler au père Adam.Longue promenade dans l'île, dont Guimbretière connaît les moindres coins et recoins. Autre traversée de la Seine : il est midi...Déjà, l'hôtelier Girault a dressé la table. Une table saine et copieuse à laquelle nos quatre cyclistes font dignement honneur. Café, phonographe, confidences... Tous ses souvenirs de Villennes, Marcel Guimbretière se les remémore.« Je venais de gagner la « médaille » lorsque Pierre Viel me conseilla de venir ici, chez Léon Didier. Je l'écoutai. Et j'y suis resté...« J'ai toujours ma petite chambre, là-haut, et j'y reste de longues heures à rêver au passé, à Léon Didier qui, quoique bourru, eut pour moi des tendresses de père.« Depuis, j'ai, certes, parcouru du chemin. J'ai gagné de l'argent. Mais pour une fortune, je n'abandonnerais pas Villennes. Lorsque j'échappe aux nuits enfumées des Six-Jours, je retrouve ici l'équilibre qui me permet de récupérer.« Ne me croyez pas taciturne ou modeste à l'excès dans mes goûts.« Je comprends seulement les sacrifices qu'il faut consentir pour devenir un champion. Et je me plie de bonne grâce à cette discipline... »Les yeux grands ouverts, bouche bée, Fernand Wambst buvait les paroles de Marcel Guimbretière.
S'il reste à Villennes, loin du monde, loin des tentations, son histoire ne ressemblera-t-elle pas un jour à celle de son aîné, vainqueur, à vingt-deux ans, des Six-Jours de Berlin, avec Paul Broccardo, après avoir déjà gagné les Six days de New-York et de Chicago, à côté d'Alfred Letourneur ?
Mais aura-t-il la volonté, comme le
« Coq de France », de vivre en ermite dans quelque contrée aussi saine que celle de Villennes ?

Felix Lévitan.

Match, 6/12/1932